Dans l’affaire de la pandémie du Covid-19, les infractions pénales des ministres déjà pointées du doigt par de nombreuses plaintes relèvent de la compétence de la Cour de Justice de la République et de procédures longues et incertaines, au regard en particulier de la nécessité d’évaluer l’état des connaissances scientifiques au moment où les décisions auront été prises.
Va donc immanquablement se poser par ailleurs, à brève échéance, la question de l’indemnisation des victimes et de leurs ayant-droits, pour les préjudices corporels subis comme pour les préjudices des proches des personnes décédées.
La difficulté de prouver l’existence d’une faute
La procédure devant la juridiction administrative constitue à l’évidence la voie naturelle de mise en cause de la responsabilité des établissements publics, mais elle peut s’avérer complexe, notamment en raison de l’obligation de démontrer l’existence d’une faute.
Une procédure spécifique devrait pouvoir être utilisée, qui dispense les victimes de toute démonstration d’une faute : qu’en sera-t-il du mécanisme d’indemnisation mis en place par la loi du 4 mars 2002 avec la création de l’Office National d’Indemnisation des Accidents Médicaux (ONIAM) ?
Une responsabilité pour faute d’ores et déjà établie ?
Dans la gestion de la pandémie du Covid-19, la responsabilité des pouvoirs publics semble déjà actée. Malgré la « mobilisation générale » sonnée par le président de la République le lundi 16 mars avec l’instauration du confinement de la population sur l’ensemble du territoire, des critiques parfois très virulentes ont dénoncé l’incurie de la politique gouvernementale.
« L’Elysée navigue à vue et affine les mesures au vu des échecs encaissés. C’est de l’amateurisme » se désolait une source gouvernementale au cœur des discussions, selon Le Monde du 18 mars. « On a donné l’alerte il y a plusieurs jours, en préconisant des mesures très fortes, notamment le report des municipales, nos avertissements ont été pris à la légère. Le risque a été minimisé. »
L’opposition a multiplié les critiques contre la gestion de la situation sanitaire par l’exécutif, déplorant le flou des décisions, explique Le Monde du 19 mars. « Le président aurait dû prendre des mesures beaucoup plus radicales des jeudi dernier » affirmait ainsi le sénateur socialiste Patrick Kanner (Le Monde du 18 mars).
Et que dire de l’ex ministre de la santé, Agnès Buzyn, dénonçant dans Le Monde du 18 mars : « On aurait dû tout arrêter, c’était une mascarade. La dernière semaine a été un cauchemar. J’avais peur à chaque meeting. ».
Corinne Lepage : « l’une des plus grandes défaillances de l’État »
« La crise du coronavirus va être analysée comme l’une des plus grandes défaillances de l’État », affirme Corinne Lepage Avocate, ancienne ministre de l’Environnement, dans un article du Hufftington Post. « Il y a eu imprévoyance caractérisée puisque prévenue en janvier, la direction générale de la santé n’a pas jugé utile de commander des millions de masques, de gants, de gels hydroalcooliques et de tests. »
Chacun aura observé une défaillance massive des pouvoirs publics dans la protection de l’ensemble de la population face au covid-19, qu’il s’agisse de la mise à disposition des moyens de protection, des tests de dépistage, des mesures de confinement tardives et illisibles ou de la prise en charge hospitalière.
Les mesures de confinement elles-mêmes laissent nombre de citoyens exposés au risque de contagion : personnes sans domiciles ou résidences stables, réfugiés, personnes maintenues en centres de rétention, détenus, etc..
Et le service public de soins, à ce point exsangue qu’un document remis à la Direction générale de la santé le 17 mars visait à aider les médecins à opérer des choix dans l’éventualité d’une saturation des lits de réanimation pour les patients Covid-19 !
Les personnels de santé accomplissent leur travail dans des conditions particulièrement difficiles. Les salariés de la distribution alimentaire, du nettoyage, des entreprises indispensables à la vie commune ne bénéficient pas encore de dispositifs d’accompagnement en proportion des risques.
Si, la pandémie passée, les défaillances des responsables publics se confirment, la question de la responsabilité de l’Etat et de l’indemnisation des dommages corporels subis et les dommages moraux des proches des patients décédés ne pourra que se poser avec acuité.
L’État doit prendre toutes les mesures nécessaires, selon la Loi et la jurisprudence
Plusieurs dispositions font obligation aux services de l’État de prendre toutes mesures nécessaires en cas d’épidémie. L’article L. 3131-1 du code de la santé publique, par exemple, dispose :
« En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence, notamment en cas de menace d’épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population. »
Pour déterminer si la responsabilité de l’État pourra être engagée, la jurisprudence antérieure permet de tracer quelques pistes. Une faute simple suffit en principe à engager la responsabilité de l’Etat dans l’exercice de ses pouvoirs de police phytosanitaire (Conseil d’État, 7 août 2008, n° 278624).
La nécessité d’une faute (lourde) ? Le caractère peu prédictible des décisions des tribunaux administratifs.
Pourtant, l’Etat est parfois admis à faire valoir que lorsque les services sont confrontés à des activités complexes, telles que la lutte contre les maladies contagieuses, seule une faute lourde peut engager sa responsabilité (Cour administrative d’appel de Lyon 26 novembre 2009, n° 07LY01121).
En 2004, la Cour d’appel de Nancy avait considéré que l’Etat n’avait pas engagé sa responsabilité du fait d’une épidémie, eu égard aux difficultés particulières que présentaient les mesures prises par les services vétérinaires dans le cadre de la police sanitaire et dans l’intérêt de la protection de la santé publique. Ceci compte-tenu de l’urgente nécessité d’éviter la propagation de l’épizootie et de la gravité de la situation, les agissements des services vétérinaires n’avaient pas revêtu le caractère d’une faute lourde, «seule susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat» (Cour administrative d’appel de Nancy, 2 décembre 2004, n° 98NC01732).
La jurisprudence qui s’est dégagée dans l’affaire de la sharka – virus inscrit au tableau des ennemis de la culture -, permet également d’entrevoir le caractère peu prédictible des décisions que pourraient être amenées à prendre les juridictions administratives dans le cas de la pandémie du Covid-19.
Dans cette affaire, l’importation, sans mise en quarantaine préalable ni contrôle sanitaire systématique, d’arbres provenant de pays où la Sharka était endémique, le défaut de confinement de ces arbres dans des laboratoires étanches et l’absence de mesures rapides et massives d’arrachage de larges surfaces plantées pour enrayer toute prolifération de la maladie, avaient été considérés comme des fautes de nature à engager directement la responsabilité de l’INRA (Cour administrative d’appel de Marseille, 6 février 2006, n° 02MA02532).
Et la même Cour avait admis que la contamination d’un important verger par le virus, pour lequel l’arrachage des arbres contaminés était la seule mesure de prophylaxie disponible, la lenteur des services de l’Etat dans l’identification du virus et dans la prise de décision de détruire le foyer d’infection constituaient une faute de nature à justifier sa condamnation à réparer le préjudice subi par l’exploitant qui avait dû, par la suite, faire arracher l’intégralité de son verger (Cour administrative d’appel de Marseille, 10 janvier 2005, n° 00MA01810).
Mais quelques années plus tard, la Cour administrative d’appel de Lyon avait jugé l’Etat n’avait pas commis de faute dans la prévention de la maladie et dans la gestion de la lutte contre sa propagation de nature à engager sa responsabilité.
Cette décision était justifiée par le fait qu’il avait adapté son action à l’évolution de celle-ci et aux données épidémiologiques à sa disposition, et qu’il avait mis en œuvre de façon cohérente un ensemble de mesures règlementaires, qui paraissaient appropriées, compte tenu des données scientifiques alors disponibles.
AU sens de la CAA, il ne pouvait donc pas, à cette date, prendre des mesures pour lutter contre la nouvelle souche, dès lors qu’il ne disposait pas des moyens de l’identifier comme étant la cause de la propagation de ce virus (Cour administrative d’appel de Lyon, 20 octobre 2009, n°04LY00794).
Un afflux considérable de requêtes devant les tribunaux administratifs ?
Quoiqu’il en soit, au regard des informations nombreuses qui circulent, il semble a priori indéniable, dans l’affaire du Covid-19, que la responsabilité de l’État va être recherchée et que les juridictions administratives pourraient par suite connaître un afflux considérable de requêtes, aux fins d’expertise des dommages corporels subis ou d’indemnisation.
Au regard des incertitudes qui précèdent comme de la gravité et de l’ampleur des conséquences de la pandémie, le législateur va-t-il devoir mettre en place une procédure spécifique et plus rapide, indépendamment de la recherche de toute faute ?
La nécessité de procédures plus rapides et indépendantes de toute faute démontrée : l’intervention de l’ONIAM pour l’indemnisation des victimes du Covid-19 ?
La pandémie du Covid-19 aura provoqué de très nombreux décès et laissé des séquelles importantes à des milliers de nos concitoyens. La question de la prise en charge de ces préjudices corporels mérite donc d’être posée.
À cet égard, le mécanisme d’indemnisation mis en place par la loi du 4 mars 2002 ne paraît pas de nature à permettre une prise en charge des immenses préjudices subis.
Cette loi a créé un dispositif de règlement amiable et d’indemnisation des victimes d’accidents médicaux, l’indemnisation étant assurée par les Commissions régionales de conciliation et d’indemnisation (CRCI) et par l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (ONIAM).
Les victimes peuvent ainsi prétendre à une prise en charge par la solidarité nationale si le dommage résulte d’un accident médical non fautif, c’est-à-dire d’un aléa thérapeutique, à la condition que les préjudices soient anormaux et particulièrement graves.
Article L. 3131-4 du code de la santé publique, » Sans préjudice des actions qui pourraient être exercées conformément au droit commun, la réparation intégrale des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales imputables à des activités de prévention, de diagnostic ou de soins réalisées en application de mesures prises conformément aux articles L. 3131-1 ou L. 3134-1 est assurée par l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales mentionné à l’article L. 1142-22. « .
La réparation incombant à l’ONIAM bénéficie à toute victime, c’est-à-dire tant à la personne qui a subi un dommage corporel du fait de l’une de ces mesures qu’à ceux de ses proches qui en subissent directement les conséquences et en particulier aux proches de la victime subissant du fait de son décès un préjudice direct et certain (Conseil d’État, 24 juillet 2019, n° 422934).
Notons aussi que lorsque la victime a subi avant son décès des préjudices pour lesquels elle n’a pas bénéficié d’une indemnisation (on pense par exemple au préjudice moral d’une fin loin de tous et de ses proches…), ses droits sont transmis à ses héritiers en application des règles du droit successoral résultant du code civil (Conseil d’État, 3 juin 2019, n° 414098).
La réparation par l’ONIAM concerne en principe les activités de prévention, de diagnostic ou de soins, bien que…
Toutefois, la réparation par l’ONIAM suppose en principe que soient en cause des accidents médicaux imputables à des activités de prévention, de diagnostic ou de soins.
Mais l’ONIAM a déjà été conduit à prendre en charge les préjudices résultant d’une campagne de vaccination.
En 2016, la Cour administrative d’appel de Marseille avait ainsi jugé qu’en vertu des dispositions de l’article L. 3131-4 du code de la santé publique, il appartenait à l’ONIAM d’assurer la réparation des préjudices imputables à une mesure sanitaire d’urgence telle que l’arrêté par lequel le ministre de la santé avait organisé une campagne de vaccination contre le virus de la grippe A (H1N1) (CAA de MARSEILLE, 19 décembre 2016, n° 15MA00106).
On est fort loin ici de la situation actuelle, où ce qui est souvent en jeu, c’est le défaut ou le retard de prise en charge des malades.
Il est évidemment inenvisageable et il serait moralement scandaleux d’imputer, fusse pour partie, les conséquences en termes de santé des carences de l’Etat et de ses services à des actes médicaux de prévention, de diagnostic ou de soins».
Le corps médical travaille au contraire admirablement à limiter la gravité des conséquences de la pandémie covid-19, dans des conditions quasiment héroïques et en subissant de plein fouet les conséquences de l’incurie des responsables publics.
C’est bien l’imprévoyance et l’impréparation des gouvernements successifs, conjuguées à une politique délibérée de réduction drastique du budget de l’hôpital public et des services de santé, qui sont, comme on l’a vu, très largement à l’origine de la gravité des conséquences sanitaires. C’est donc aux pouvoirs publics qu’il appartiendra d’assurer la réparation des préjudices en résultant.
C’est donc aux pouvoirs publics de définir le mécanisme de réparation des préjudices car il serait injuste que les victimes ne puissent être indemnisées.
Il appartiendra au gouvernement de dire clairement et rapidement si la procédure instituée par la loi du 4 mars 2002 est susceptible de permettre la réparation des conséquences de la pandémie en matière de dommages corporels, financiers et moraux.
Mais au vu des explications qui précèdent, il est difficile d’envisager une indemnisation des victimes de la pandémie par le truchement de la procédure ordinaire devant l’ONIAM.
Or, il serait profondément inique que les innombrables victimes de la pandémie ne puissent bénéficier de la solidarité nationale.
Les pouvoirs publics devront donc le cas échéant mettre en place un mécanisme d’indemnisation similaire à celui des accidents médicaux, permettant une indemnisation simple et rapide, indépendamment de la démonstration parfois incertaine d’une faute spécifique.
Ils pourront s’inspirer de la loi du 17 décembre 2008 qui, dans l’affaire du sang contaminé, avait chargé l’ONIAM d’indemniser les victimes de préjudices résultant de la contamination par le virus de l’hépatite C causée par une transfusion de produits sanguins ou une injection de médicaments dérivés du sang (article L. 1221-14 du code de la santé publique).
Et, naturellement, il sera tout aussi impératif que les pouvoirs publics octroient à l’ONIAM ou à l’organisme ad hoc qui sera créé à cette fin un budget spécifique, conséquent et adapté à l’ampleur exceptionnelle des préjudices subis, afin d’éviter qu’une procédure de qualité soit vidée de substance par des indemnités dérisoires ou des délais de règlement manifestement trop longs…